Camille Gourdan

Portrait chinois

Si j'étais une heure de la journée : 
7h du matin, le réveil du monde, entre rosée et yeux collés. 
Un moment fragile où tout peut encore basculer. L’instant suspendu entre le rêve et le réel, où la lumière effleure sans brusquer.

Si j'étais un pouvoir qui changerait subtilement le monde, quel serait-il ? 
La capacité d’amener chacun à ralentir.
À sentir pleinement une couleur, un souffle d’air, une présence. Un pouvoir discret : restaurer l’attention au presque rien.

Si j'étais un message dans une bouteille trouvée sur une plage déserte, il dirait :
Rien ne presse. Regarde comme le sable garde trace de l’absence.

Si j'étais une bibliothèque de rêves non réalisés, 
la sélection la plus fournie serait :

Celle des voyages dans des lieux inconnus qui ressemblent à des souvenirs.
Des maisons qu’on n’a jamais habitées, des vies rêvées dans d’autres corps, d’autres langues, d’autres époques.

Si j'étais une œuvre d'art : 
Semeuse d’étoiles - Papa Ibra Tall - 1970.  

Ma musique du moment :


 


"FIGURES"

 

“C’est à la fois une image et une énigme : des corps qui soutiennent, des silhouettes marquées par un poids, des êtres dont la posture raconte ce qu’on porte et ce qu’on tait. Porter, c’est habiter. C’est traverser le monde en tenant l’équilibre - entre ce qui est à soi et ce que l’on tient pour les autres. C’est une architecture”.

La série Figures explore les lignes de tension entre corps, poids et espace. Elle met en scène des figures humaines aux visages souvent dissimulés, traversées par une mise en scène plastique intense où la couleur agit comme un principe de structure autant que d’affect. Porter, c’est habiter. C’est traverser le monde en tenant l’équilibre - entre ce qui est à soi et ce que l’on tient pour les autres.

Il s’agit de ma toute première série réalisée à Dakar en 2022, dans les premières semaines qui ont suivi mon installation. Elle est en étroite collaboration avec Franstel Odicky, un personnage qui a su transformer ma vision artistique du monde.

Chaque image convoque un corps debout, sculptural, qui porte. Une bassine, des jerricans, une coiffe, un filet. Objets ordinaires, redéployés ici comme des signifiants puissants, ambigus. La posture est droite, parfois majestueuse, parfois vacillante. On ne sait jamais si ces personnages s’élèvent ou s’effondrent. La verticalité est constante, mais la stabilité est toujours en question. Ce sont des présences silencieuses, intensément incarnées, dont les visages sont voilés, filtrés, recouverts. Ce flou identitaire, partiel ou total, ne les efface pas, au contraire : il les rend plus universelles. Il permet au spectateur de projeter ses propres récits, de voir dans ces corps une allégorie contemporaine du porteur : celui ou celle qui soutient, endure, assume, dissimule. Une métaphore.

La photographie opère ici comme un espace, l’interstice du geste, du sens, de l’identité. Chaque image s’arrête dans un instant ambigu, comme une scène rituelle, une énigme visuelle. Il y a dans cette série une forme de théâtre muet où la matière - lumière, couleur, textile, plastique - devient langage. Le choix des couleurs primaires (bleu, rouge, jaune) - franches, saturées, souvent complémentaires - donne à l’ensemble une intensité picturale que l’on peut retrouver dans les grandes tapisseries de Papa Ibra Tall, notamment La semeuse d’étoile, une oeuvre m’ayant particulièrement touché. Elles ne servent pas seulement à séduire l’œil, elles construisent un rythme, une tension, une dramaturgie chromatique. Cette présence de la couleur, presque tactile, tente d’évoquer autant la peinture que la scénographie.

On pourrait dire que Figures interroge la portée. Ce que l’on porte, ce que l’on transporte, ce que l’on cache. Les charges visibles et invisibles. La dignité du port. Le poids des représentations. Le fardeau comme ligne esthétique.